- ENTRETIEN
Philippe Marly
"Écrire, c'est contribuer à son épuisement mais avec délectation. "
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Commençons par le titre que vous avez
choisi pour votre roman, Une âme flottante. Pourquoi ce titre
énigmatique ?
L'âme flottante
c'est celle de mon héroïne, Justine, qui tente de rester à la surface après la
disparition de son homme, Marc, dans un tsunami. C'est aussi celle du lecteur
qui passe d'un roman vaguement érotique à un roman onirique puis quasiment
philosophique... Celui ou celle qui flotte perd ses repères, et c'est parfois ce
qui peut se produire dans une vie.
Et l'existence elle-même peut se
révéler flottante ou bien on pourrait la comparer à du sable, tant tout y sans
consistance : le souvenir ? Evasif. Le futur ? incertain. Chaque
minute nie la précédente, et on ne se met d'accord sur rien. Ce livre est un
rempart à cet épuisement, et aussi une quête d'infini.
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Comment s'est déroulé l'écriture de
ce roman ? Quel a été le point de départ ?
Je voulais
écrire un simple roman d'amour, mais je crois avoir échoué de ce point de
vue-là. J'ai complexifié la chose. C'est peut-être mieux ainsi. Bon on y voit
une forme d'amour contrarié mais en dévoyant un peu les paroles de Saint-Paul
dans sa lettre aux Corinthiens je me range finalement à ses côtés : l'amour endure tout Et l'amour ne passera jamais. Justine est
une amoureuse de la vie et de l'Autre, et elle cherche, elle cherche,
inlassablement...
Le roman ?
Je me suis immergé dans son eau froide. Je suis ressorti groggy de l'écriture
de ce roman, parce que mes personnages ne sont jamais tels que je les imagine
au départ. Bref, écrire c'est contribuer à son épuisement mais avec délectation.
Cette jouissance de tous les possibles provoque un bien fou. On remplace Dieu
une heure ou deux le temps d'un chapitre, on est vraiment aux manettes. De
fait, quand on écrit, on rend hommage au hasard. Le mystère est encore plus
grand pour celui qui écrit. L'auteur est en quelque sorte un dieu étonné.
Bon d'abord,
Chaque livre est là pour se consoler de toutes les vies qu'on ne pourra pas
vivre. Justine flotte dans une brume de fantasme, le lecteur et l'auteur aussi.
A ce titre on peut comprendre Justine.
Et puis c'est un roman du secret. Il y a une puissance occulte dans le secret. On est attiré par des portes closes, qui ne nous sont pas destinées. Le secret provoque le désir, et inversement, ces deux-là sont liés par un pacte, ils forment un couple infernal. Chez Justine, le fantasme est une manière de contourner le chagrin et l'obsession pour son compagnon disparu. Mais ça fonctionne moyennement. Le passé comme son âme continue à flotter.
Depuis la nuit des temps, le monde est régi par des rapports de domination, très bien expliqués par Marx, Hobbes et d'autres. J'ajoute : être subjugué (sexuellement mais pas que), c'est déjà être dominé (pour le meilleur et le pire). C'est ce qui arrive à Justine (nonobstant la part de jeu). Mais ensuite le roman ouvre d'autres perspectives, et se veut être une ode à la liberté de choix et à une forme d'hédonisme occidental (non pas crépusculaire mais affirmé comme une valeur possible en contrepoids du puritanisme ambiant). Et pourtant Justine peine à retrouver une forme de liberté tout au long du roman. C'est un chemin difficile et incertain. Et une question à la fin se pose : peut-on imposer son idée de la liberté et du plaisir au monde ? J'en suis de moins en moins sûr.
J'aime bien lire des livres où le lecteur doit
s'investir un minimum. Il lui faut se diriger comme dans un palais des glaces
de fête foraine. C'est en cherchant et même en s'égarant qu'on se rencontre un
peu soi-même. Mon roman a des allures de trou de serrure. On observe et on ne
comprend pas tout ce qui se joue sur le moment. J'ai voulu l'inscrire dans une
dynamique cinématographique : des chapitres courts, assez visuels.
Et ma littérature doit partir du postulat selon lequel la vie n'est jamais vraiment vraie, selon laquelle il y a une part de surjoué dans l'existence, une forme de posture, de théâtre permanent. Je considère que dans la vie, dans son réalisme, tout est un peu exagéré ou possiblement factice. La vie est faite de béances, où viennent ricaner le mal, l'absurde, la pathétique. Et finalement l'existence devient un rêve de l'existence, la vie devient un roman de la vie, tout n'est que roman, le roman devient invasif, poisseux, gluant, omniprésent. Nous sommes les jouets de notre propre roman, de notre propre vie.
Don Delillo a cette faculté de théâtraliser, de créer un espace entre le réel et le factice, juste de quoi injecter de la littérature. Pour le cinéma, Lynch bien sûr.
Ecrire un roman turbulent, énervé ou bien me diriger vers la poésie : je n'ai pas encore choisi quelle direction prendre. Le temporel ou le spirituel.
Romancière,
poétesse, nouvelliste, vous êtes
touche-à-tout. Comment définiriez-vous votre univers ?
Je suis tombée dedans quand j'étais petite, et j'ai tendance à prendre ce qui m'intéresse de la réalité pour en faire de la fiction. C'est semblable à un acte de poterie, prendre la terre pour la modeler comme on en a envie. Chaque genre apporte une essence différente, une manière de dire et de toucher qui lui est propre. L'un enrichit l'autre. Et l'un se mêle à l'autre. Je mets de la poésie dans mes romans, dans mes nouvelles, celles-ci peuvent devenir des romans, je mélange les genres et les natures, la nature aussi.
Je trouve que Manon est un personnage fascinant qui ne s'inscrit pas dans le bien ou la bien-pensance. Il y a bien sûr de quoi choquer. Mais surtout de quoi nous toucher.